SAMEDI 01 JANVIER 2022
SAMEDI 01 JANVIER 2022 - Vaéra, Un regard sur la vie
Vaéra, Un regard sur la vie
Devant un même spectacle, un même évènement, une même situation les réactions des uns et des autres diffèrent. Tout le panel des sentiments peut s’exprimer, d’ému à dédaigneux, tout y passe. Et l’indifférence aussi. Justement, cette indifférence, on peut ne pas la vouloir mais lorsque l’on ne sent pas concerné, y a-t-il un moyen de le devenir ? Quelle en est la raison de la variété des réactions ? Existe-t-il une façon de maitriser l’impact des éléments sur nous ?
Poser la question ainsi suppose qu’une raison unique est à la source de ces différences, ce qui évidemment n’est pas le cas. Au contraire un ensemble de facteurs définit la multitude des réactions. Toutefois, si le propos est maintenu dans cette forme – la recherche de la raison au singulier – c’est parce que ne sont pas visées ici les démarches psychologiques, émotionnelles ou spécifiques, causes de conséquences multiples, mais plutôt l’endroit intellectuel où il semble possible d’agir. Dans un des passages de la Paracha Vaéra (Exode 6 :2 – 9 :35), Ovadia Sforno ( ) semble proposer une approche singulière et concrète. En acceptant la lecture que nous en ferons.
Concernant l’annonce de la première des plaies qui a vu les eaux du Nil transformées en sang, le verset dit : « Les poissons du fleuve périront, et le fleuve deviendra infect, et les Egyptiens renonceront à boire de ses eaux » (7 :18). Sforno précise (en substance) que ce ne sera pas une transformation dans la forme, de l’eau ayant l’apparence du sang, mais un changement de fond : la structure moléculaire sera celle du sang. « Par conséquent les poissons périront. »
La question qui s’est posée à ce commentateur est de comprendre pourquoi la Torah a-t-elle jugé nécessaire de préciser que les poissons mourront, alors que pour les autres plaies, les conséquences ne l’ont pas été. Ailleurs il a suffi de décrire la plaie telle que figurant dans le texte pour imaginer ses conséquences. Il n’est pas nécessaire de dessiner l’état des personnes subissant la vermine, ou la perte financière engendrée par la peste. Ces détails appartiennent aux individus qui les ont vécus, non à l’Histoire qui doit être étudiée. Or ici, le verset indique la mort des poissons. Pourtant, l’objectif était de frapper le Nil, idolâtré du fait qu’il irriguait les terres et parce que « D_ieu ne frappe pas une nation avant de frapper ses dieux » (Mé’khilta Chémot 15, 1), pas d’atteindre les poissons dont la mort n’a été que le dommage collatéral de la transformation de l’eau en sang.
A cela Sforno répond que cette indication était nécessaire pour préciser la nature du changement : pas juste une apparence de sang, mais une réalité d’hémoglobine. Plus loin il le dit encore : « L’action de D_ieu se situait dans la nature du fleuve – l’ayant transformé en sang véritable entrainant la mort des poissons – tandis que celle des magiciens (qui reproduisirent le prodige) ne le fut que superficiellement, et peut-être même de la prestidigitation » (7 :23). Il ressort donc que la précision de la Torah, concernant la mort des poissons, vise à mettre en exergue la différence entre le prodige divin – réel – et celui des magiciens - superficiel.
Pourtant cette explication soulève un bien plus grand étonnement : pourquoi, alors que cette différence a été perçue par les Egyptiens – sans quoi, nul intérêt de l’indiquer – n’ont-ils pas
Rabbin, médecin et philosophe Italien, 1470
- 1550
rejeté l’acte anodin des magiciens au profit de celui divin, véhiculé par Moïse et Aaron ? N’y avait- il pas déjà matière à admettre que « c’est le doigt de D_ieu » qui agit, ainsi qu’ils l’admettront après la plaie de la vermine (8 :15) ?
La réponse que nous pouvons apporter relève de la nature humaine. Tant qu’il a été possible à Pharaon de récuser le fait divin, même si cela ne fut que grâce à une imposture, vulgaire nécessairement compte tenu de de la transformation effective opérée par D_ieu, ou pire, si les magiciens n’ont réussi qu’un tour de passe-passe, il lui a suffi de se saisir de cette chimère pour refuser d’admettre l’évidence. Ce n’est donc pas la vérité qui s’impose mais celle que l’on désire voir. Gageons même que ce n’est pas en pleine conscience de sa mauvaise foi que Pharaon refusa de se rendre à l’évidence – ce qui est souvent le cas. Mais c’est parce que, sincèrement, il a vu les choses telles que ses intérêts lui ont donné à voir.
Cette idée, bien connue à propos des juges qui ont l’interdiction d’accepter le moindre pot-de- vin « car la corruption aveugle les yeux des sages et fausse la parole des justes » (Deutéronome 16 :19), est poussée ici plus loin encore. Car si dans la justice l’intérêt altère la clairvoyance du jugement qui, comme son nom l’indique, est sujet à évaluation, il peut en être de même, dans la vie civile, chaque fois que les intérêts sont « enchevêtrés » dans le nerf optique, faussant ainsi le regard. Le revisionnisme n’est plus alors si éloigné.
C’est également ainsi que peut se comprendre l’antisémitisme aveugle qui, pour se justifier, trouve le juif et le déclare responsable. « Trouvez-moi un juèff » disait Drumont. Le hic, c’est qu’effectivement la tare invoquée (selon les époques et au choix : léniniste, capitaliste, communiste, riche, pauvre, intégré, suffisant etc.) existe chez le juif. Comme elle se trouve chez le catholique, chez le protestant, chez le bouddhiste, chez le musulman ou chez l’animiste. Enfin, chez certaines personnes dans ces communautés. Tous ne sont pas des... Déclarer responsables tous les individus d’une même société sans considérer les individualités ne peut être que le résultat d’une pensée haineuse et archaïque. L’antisémite l’est de manière latente et avant les faits reprochés. Il est donc profondément bête. Contre cette bêtise il faut s’insurger. C’est qu’elle réveille d’autres bêtises enfouies chez des individus qui acceptent de cohabiter sans l’esprit permettant d’en saisir la vacuité, qui eux en plus, pourraient être dangereux au point de passer à l’acte.
Ce qui ressort de cette réflexion, c’est la préexistence d’une couche qui peut conditionner nos réactions face à un même évènement, une même idée etc. Ce peut être un travers, une perversion, une erreur incrustée. Le travail consiste d’abord à l’admettre, ce qui contribuera à moins le subir. Ce chantier-là n’appartient à l’antériorité de notre être mais à la sagacité éclairée de notre présent. Si Pharaon avait admis que son regard était nécessairement tronqué par ce qu’il désirait – garder les Hébreux esclaves à tout prix – l’histoire aurait sûrement été différente.
Finalement, face à une même situation, l’un pleure, l’autre est indifférent. Hormis la sensibilité naturelle qui n’est pas la même chez les individus, existe une volonté d’être ou non interpellé par cette même situation. Tout ne peut pas être classé dans le registre de l’inné – ce qui dédouane
celui qui n’a pas le gène de la chose – mais le non-acquis ou le mal-choisi est souvent le responsable de notre indifférence. Là s’ouvre le champ des possibles, là se trouve la clé de l’horizon. Si un discours ne capte pas l’attention escomptée, c’est moins souvent dû à la voix enrouée de l’orateur qu’aux oreilles délibérément bouchées de l’auditoire. Accuser l’autre peut n’être que la parodie de l’accusation que nous refusons de porter sur nous.
Les évolutions de la société, sont celles des individus. Ou comme le dit le dicton populaire : « Le changement commence par soi-même. » Alors en décidant soi-même d’être un peu meilleur que la veille, il est évident qu’aujourd’hui et demain seront plus forts qu’hier. En cette veille de nouvelle année, ce message, je crois, mérite d’être rappelé.
Chabbat Chalom
Bonne et heureuse année 2022 !
Binyamin Afriat