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PARACHA DE LA SEMAINE

SAMEDI 02 JUILLET 2022 - Kora’h – קרח - Quelle réponse apporter à une trop grande question ?

Kora’h – קרח

Quelle réponse apporter à une trop grande question ?

L’histoire de Kora’h relatée dans la Paracha du même nom (Nombres 16 :1 – 18 :32) est une histoire tragique. Comme à chaque fois que la Torah trouve nécessaire de raconter un fait, hormis l’idée globale qui apparait, les détails qui composent le récit sont autant d’indicateurs de leçons à prendre, de réflexions à engager. Une fois de plus, c’est à travers l’un d’eux, ici l’analyse du Rachi sur le premier verset, que nous tenterons, avec l’Aide d’Hachem, de brosser la toile de l’histoire qui se trame. 

En quelques mots, les grandes lignes d’abord, pour saisir le contexte. Kora’h qui est un lévite et cousin de Moïse et d’Aaron, s’insurge, entouré d’hommes qui l’ont suivi dans son insurrection, contre une nomination qu’il prétend arbitraire. De fil en aiguille, il en vient à remettre en cause l’autorité même de Moïse, affirmant notamment qu’Aaron qui est Grand-Prêtre, n’a obtenu sa fonction seulement eu égard au fait qu’il est le frère du dirigeant. D_ieu va châtier durement Kora’h et sa famille : la terre va s’ouvrir et les avaler tous, vivants. Peu après, l’épisode du bâton fleuri va démontrer que la fonction d’Aaron lui était destinée, selon et seulement par La volonté d’Hachem. « La bouche de la terre » qui a avalé Kora’h et sa bande figure parmi les dix éléments qui ont été créés à la toute fin de la Création (Maximes des Pères chap. 5, Mishna 6) et s’insère ainsi, malgré son caractère exceptionnel, à l’intérieur du système. 

Il est intéressant de relever la façon dont cet épisode a été amené par la Torah. La Paracha s’ouvre ainsi : 

« Et Kora’h prit, fils d’Yitshar, fils de Kéhat, fils de Lévi, et Dathan et Aviram fils d’Eliav, et On fils de Peleth, descendants de Réouven. »

(16 :1)

Rachi, dans son commentaire, relève ici une difficulté : Qu’est-ce que Kora’h prit ? Il manque en effet, dans cette phrase, à l’ensemble sujet-verbe - Et Kora’h prit – l’objet sur lequel son action de prendre s’est exercée. Rachi répond à cette problématique de deux façons qui valent deux approches distinctes. Il faut en effet préciser que lorsque ce Maitre introduit une deuxième explication par les mots davar a’hèr (autre parole), c’est que la première ne suffit pas. Et idem pour la deuxième. L’ordre de présentation n’est pas non plus anodin. On aura donc à cœur d’analyser la spécificité de chacune des réponses. (Les parenthèses ne sont pas dans le commentaire mais insérées pour plus de clarté.)

Et Kora’h prit : Il s’est pris lui-même de côté à s’écarter du sein de la communauté afin de protester contre la Prêtrise ; et c’est ainsi qu’Onqelos a traduit (plutôt que littéralement) : ‘Et il s’est séparé.’ Il s’est (donc) écarté du reste de la communauté pour saisir la discorde. (Pour prouver que le verbe prendre ne porte pas nécessairement sur un objet, ce qui en est le sens premier, Rachi étaie son explication d’une preuve, tirées de l’Ecriture.) Et c’est ce qui est dit : ‘Qu’est-ce-que ton cœur te prendra’ (Job 15 :12), (à savoir, nous le constatons dans Job, qu’il est possible de dire du cœur) qu’il te prend pour te séparer du reste des hommes.

Autre parole (deuxième explication) : Et Kora’h prit, il a attiré à lui, par des paroles, les chefs des tribunaux (deux cent cinquante juges se sont joints à la révolte de Kora’h). Ainsi qu’il est dit : ‘Prend Aaron’ (Nombres 20 :25), (ou encore) ‘Prenez avec vous des paroles’ (Osée 14 :3). (Rachi prouve, avec ces deux occurrences, que le verbe prendre peut s’employer pour décrire l’influence que l’on peut avoir sur l’autre grâce à des paroles.)

Rachi répond donc à la question du complément qui manquait : c’est lui-même ou bien les deux cent cinquante juges que Kora’h a pris. Toutefois une analyse plus pointue de ce Rachi nous permettra d’y découvrir d’autres choses. 

Les deux explications ont eu besoin, chacune respectivement, d’être soutenues par un ou plusieurs versets mais ceux-ci ne sont pas levier d’une seule et même fonction. Alors que selon la deuxième lecture, il fallait démontrer qu’influencer autrui par des paroles est une action qualifiée de « prendre », preuve qui porte sur le moyen d’atteindre (à savoir : la parole), pour la première version, la preuve doit être faite sur l’objet à atteindre (à savoir : l’homme lui-même, sorte d’entre-soi). Et cette nuance n’est pas sans conséquence. Car si l’on imagine un dialogue soutenu par chacun des deux camps, le premier voyant dans l’Homme une lutte interne entre le cœur et l’esprit, comme si ces deux entités discutant étaient en mesure d’aboutir à la prise de l’un par l’autre, le deuxième camp récuserait cette dichotomie interne - chaque organe étant intimement lié à l’autre et toute décision, le fruit de leur symbiose – et n’emploierait le verbe prendre, à cet égard, seulement lorsque le geste s’exercerait sur un objet ou un sujet. En revanche que l’on puisse dire d’une personne convainquant autrui en lui parlant et que cela équivaudrait à le prendre, c’est l’aspect du verset qu’il fallait, pour ce même camp, démontrer. 

L’intérêt de cette mise en exergue ne se cantonne pas à l’étude linguistique et thématique du commentaire mais prétend proposer ici deux approches spécifiques quant à la bonne manière de répondre à une sollicitation, quelle qu’elle soit. Ne vivons-nous pas des situations qui nous amènent nécessairement à réagir ? Une personne nous offense ; un fait d’état nous révolte ; une injustice sociétale nous interpelle, toutes ces situations et tant d’autres encore sont autant de sollicitations qui nous « demandent » de réagir. Kora’h lui a été sollicité par ce qu’il a cru être le pouvoir arbitraire d’un homme sur le peuple : Moïse seul aurait décidé de nommer ses proches aux places stratégiques de l’équipe gouvernante. Bien que « son œil l’ait trompé » (Rachi sur 16 :7), la faute n’était pas encore commise. Qui peut se targuer en effet de n’avoir toujours eu que le regard juste et pondéré ? Ce regard, c’est une sollicitation. Et les exemples sont infinis.

Kora’h donc, interpellé par cette situation, a agi en conséquence : il s’est pris lui-même de côté afin d’être en querelle ou bien il a pris à lui d’autres personnes dont il a fait ses acolytes. Se prendre soi-même peut, en soi, être assimilé à prendre du recul. La difficulté réside dans l’objectif : à quoi le recul mène-t-il ? Est-ce pour pondérer la réaction qui demande à émerger ou, au contraire, pour exacerber les contours de la colère qui apparait. Parfois, on peut douter de soi, on se tourne alors vers d’autres pour les amener à embrasser notre cause. Comme pour se rassurer de faire ce qui est juste puisque d’autres adhèreraient. Mais une fois de plus, c’est l’objectif qui peut ou non donner un sens positif à la démarche. Les démarches de Kora’h, celles mises en relief par les deux lectures de Rachi peuvent ne pas être, intrinsèquement blâmables. Ce qui confère à Kora’h et à ses acolytes ce que nos Sages en ont dit, lorsqu’ils ont qualifié sa démarche de « querelle qui n’est pas faite au nom du Ciel (léshèm chamaïm) » (Maximes des Pères chap. 5 Mishna 17), c’est justement parce que sa motivation intéressée constituait le socle et le liant de son entreprise. 

En réalité, si l’on admet que l’on peut se prendre soi-même pour se mener à la discorde, on doit admettre également que l’on peut se prendre soi-même pour se diriger vers la paix. Et si l’on doute de sa capacité de réagir dans l’entre soi, si l’on craint de ne pouvoir infléchir sa personne dans la bonne direction, étant happé par la colère et la discorde qui aveugleraient, il faut alors se tourner vers d’autres. Ceux-là, en revanche, devront opérer sur nous le recul que nous n’aurions pas su avoir seuls, et non pas au contraire aller dans notre sens. Il devra donc s’agir de personnes qui ne seront pas corruptibles par nos propos mais en mesure de nous faire entendre raison. Ils devront être estimés à nos yeux, des personnages dignes de respect. Se tourner vers plus petit que soi, parler à quelqu’un qui soutient notre propos, c’est admettre que l’on ne possède pas la force de sa conviction et qu’il est nécessaire de l’appuyer par le plus grand nombre. Or cela ne trompe que celui qui se sait être dans l’erreur. 

Même l’ordre dans lequel Rachi a proposé ses explications démontre de la capacité que l’Homme possède à résister face à l’aversion, à l’offense, à l’injure. Dans la pulsion colérique réside la pulsion de retenue. Car si ce n’était le cas, que la querelle serait inévitable, peut-on jamais être accusé de l’avoir provoquée ? C’est donc bien que la pondération est une force aussi énergique que peut être la colère et que justement, c’est en temps de crise qu’il faille la déployer. Cela se nomme le stoïcisme. Laissons ici l’un des plus célèbres des philosophes de ce courant s’exprimer :

 

« La liberté consiste à placer notre âme au-dessus des injures, à se faire tel que les raisons de se réjouir viennent de soi tout seul, à détourner de soi les choses extérieures pour n’avoir pas à mener la vie inquiète d’un homme qui craint les rires et les langues de tout le monde. […] Même si vous êtes serrés de prés, si vous êtes bousculés par la violence de vos ennemis, il est honteux de céder : gardez le poste qui vous a été assigné par la nature. Quel est ce poste, demandez-vous ? Celui d’un homme ».

Sénèque, De la constance du sage

Si l’on se sait ne pas réussir à rester stoïque, c’est ailleurs qu’il faut chercher la raison. Ailleurs, auprès de personnes capables non seulement de résister à notre discours, mais surtout en mesure de calmer nos ardeurs. Consulter de petites gens est petit. Il faut avoir le courage de s’adresser à qui n’ira pas dans son sens, ou juste pour faire plaisir.

Afin illustrer le propos, voici une histoire qui mérite d’être méditée. Un maitre à un jour sollicité un de ses disciples pour que celui-ci rejoigne l’équipe de sa Yéshiva (école talmudique) pour y enseigner. L’élève a refusé au motif que, se trouvant en pleine expansion personnelle dans son étude, il craignait qu’enseigner le ralentisse dans sa dynamique. Mais le maitre a insisté. L’élève lui a alors répondu qu’il lui fallait s’adresser à son rabbin pour lui exposer le dilemme. Ne sachant pas lui-même ce qu’il fallait faire, il s’est adressé à son maitre. Cependant l’élève a continué en disant : « Mon maitre, c’est vous Rabbi. Et j’ai une question. Je suis sollicité par un grand maitre pour intégrer en tant qu’enseignant, sa Yéshiva. Mais je sais pertinemment qu’en acceptant je ne pourrai poursuivre mon ascension dans mon étude. Que dois-je faire ? » Il faut comprendre le dilemme qui devenait désormais celui du maitre, partagé entre sa propre volonté et la réponse honnête à apporter son élève. Le Rav lui a répondu sans hésiter : « Refuse le poste à la Yéshiva et demeure dans tes études. » 

L’histoire ne dit pas quelle en fut l’issue mais l’important n’est pas dans ce dénouement-là. Ce qui importe, c’est de réaliser la grandeur qui peut être atteinte par un homme qui s’est travaillé pour aiguiser ses vertus, que ces hommes et ces femmes existent même s’ils sont rares et que leur manière de vivre est un exemple pour tous. Puisse Hachem nous accorder le discernement approprié aux situations que la vie nous réserve, Amen. 

Chabbat chalom

Binyamin AFRIAT

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