SAMEDI 12 FÉVRIER 2022
SAMEDI 12 FÉVRIER 2022 - Tétsavé – תצוה - Dirigeant, une place à (ne pas) prendre
Tétsavé – תצוה
Dirigeant, une place à (ne pas) prendre
Dans la Paracha Tétsavé (Nombres 27 :20 – 30 :10) qui, dans sa première partie, décrit avec précision ce que seront les vêtements du Grand-Prêtre et dans la deuxième, le processus pour « faire » d’Aaron et de ses fils des prêtres, un verset, au début de la section, interroge. « Et toi, approche vers toi Aaron ton frère et ses fils avec lui, du milieu des enfants d’Israel, afin de le prêtriser pour moi. Aaron avec Nadav, Avihou, Eléazar et Itamar, fils d’Aaron » (28 :1). Par ce verset, D_ieu demande à Moïse de relever son frère Aaron et ses quatre fils de leur condition de Lévites afin que plus tard, une fois les vêtements confectionnés, il les en vêtit et offre les sacrifices de circonstance, actions combinées qui seront le processus qui conduira, par décision divine à « inventer » le rang le plus élevé d’Israel, « Cohen » et de faire de ces hommes des Cohanim (pluriel de Cohen).
Concentrons-nous sur les premiers mots « Et toi, approche vers toi » et sur le commentaire que Rachi fait sur eux : « après que tu auras clôturé l’ouvrage du Tabernacle. » C’est-à-dire que D_ieu ne demande pas à Moïse d’approcher Aaron au moment où Il lui parle mais de garder cet ordre pour lorsque le Tabernacle sera construit. La raison est simple : l’accession à la fonction de prêtre et à l’étiquette hiérarchique de Cohen transite par un ensemble d’éléments : les vêtements dont ils seront vêtus (Cf. Exode 28 :41, 29 :5), l’huile d’onction dont ils seront oints (Cf. Exode 28 :41, 30 :30, Lévitique 8 :30) et le Tabernacle où ils devront demeurer sept jours (Cf. Lévitique 8 :33). Il fallait donc que d’abord, soient réunis ces éléments, avant d’envisager de procéder à la « sanctification. »
Cependant cette explication ne permet pas de justifier de l’usage d’un mot : élei’kha, « vers toi. » Car ce qui est à priori demandé à Moïse, c’est d’entreprendre la série d’actes dont l’aboutissement final sera la consécration d’Aaron et de ses fils. Pourquoi fallait-il qu’il les approche « vers lui » pour ce faire ?
Avant de répondre à la question, ouvrons une parenthèse, juste parce qu’elle concerne les mots cités. Un fait est notoirement connu dans cette section : le nom de Moïse n’y apparait pas. C’est la seule Paracha où cela a lieu depuis le moment où ce personnage emblématique nait dans l’Histoire. Dans la perspective de cette carence, la redondance des mots « Et toi, approche vers toi » serait alors comme le soulignement de la très grande proximité que Moïse entretient avec l’Eternel, comme pour « palier » au fait qu’il n’est pas nommément cité. Cette lecture toutefois ne peut s’inscrire dans la compréhension du mot « vers toi » dans la dynamique de la réflexion entreprise. Fermons donc la parenthèse.
Afin d’introduire le sens que l’on aimerait proposer pour ce mot, un questionnement mérite d’être mené. Comment en effet concevoir qu’un homme puisse sacraliser un autre homme ? Moïse est un Lévite, Aaron en est un également ; par quel effet saisissable le premier peut-il faire du second un être hiérarchiquement plus élevé ? Evidemment, la Volonté du Très-Haut se passe des contingences matérielles de l’appréhendable humain. Néanmoins, la démarche étant toujours « de réduire l’effet miracle » (Cf. Na’hmanide sur Genèse 6 :19), démarche qui consiste à préférer l’objet humain à l’arbitraire divin, nous sommes en droit, voire en devoir, de penser le moyen qui autorise le phénomène.
C’est là que les propos de Rachi deviennent lumineux. Et encore plus si l’on s’attache à en retrouver la substance dans les mots introducteurs. Ainsi nous pouvons lire qu’Aaron doit être approché par Moïse – « Et toi » - vers Moïse – « vers toi. » Mais pas par « n’importe lequel. » Il doit l’être nécessairement d’un Moïse qui a procédé à l’achèvement du Tabernacle, pas tant qu’il ne l’a pas fabriqué. Car, avec l’achèvement de l’ouvrage, Moïse n’est plus le même. Et cela est vrai à deux dimensions, l’une globale, l’autre spécifique. Tout d’abord, parce que chaque acte, bon ou mauvais, procède de l’évolution de la personne qui le réalise. Mais surtout, parce qu’ici Moïse aura d’abord « réussi » à rendre sacré des objets, démarche que nous voulons voir comme la capacité d’un homme à agir sur son environnement accessible. Les choses en effet n’émettent pas de résistance à se plier à la volonté de la personne qui la leur impose. Pourvu que le geste soit maitrisé et que les éléments soient pris en considération, le forgeron peut, par exemple, donner au métal la forme qu’il lui aura pensé. Dans cette optique, peut se comprendre les actions de Moïse sur les objets du Tabernacle. A l’endroit où la physique est frontalière de la métaphysique, on peut admettre que Moïse, investi de la Volonté de D_ieu, a pu opérer la sacralisation des objets, l’objet subissant la volonté de l’humain.
Il n’en pas de même pour les personnes. L’être humain qui veut, se confronte toujours à l’être humain qui ne veut pas. Même si l’acquiescement du second à la proposition du premier est immédiat, conceptuellement il aura fallu franchir la non-volonté de l’autre pour atteindre sa volonté. En cela, il était « impossible » que Moïse s’attaque tout de suite à l’humain. La transition par l’objet devait précéder.
C’est dans cet esprit que l’on peut proposer de comprendre ces séquences Talmudiques : « Orne-toi et après orne les autres » (Baba Batra 60b). Ou encore ailleurs, à celui qui interpelle son prochain en lui disant : « Retire la brindille d’entre tes dents », on rétorque : « Retire la poutre d’entre tes yeux » (Ibid. 15b). Ce sont là des rappels à la place que l’on doit occuper dans son rapport à l’autre. Si pour Sartre « L’enfer, c’est les autres », c’est surtout parce que l’autre me montre la poutre que j’ai entre les yeux, que je ne voie pas, alors que je relevais la brindille qu’il a entre les dents. Mais dès lors entamée la démarche de « Orne-toi », si l’on a su saisir l’opportunité de ce reflet que l’autre nous renvoie, il devient aisé de sortir de cet enfer. La mission d’après peut même nous être confiée ; c’est « Orne les autres. »
Finalement, la parenthèse n’en était pas une. Car si elle n’aura servi à alimenter le raisonnement de l’intérieur, elle en aura toutefois défini le cadre. L’homme que la Torah qualifie de « plus humble sur la terre » (Nombres 12 : 3), ce dirigeant qui, comme personne, a guidé ce « peuple à la nuque roide » (Exode 32 :9. 33 :3. 33 :5), qui l’aura porté « comme le nourricier porte le nourrisson » (Nombres 11 :12) demeure ce personnage qui, même lorsqu’il se tait, fait parler de lui de la plus belle des manières : « Orne-toi et après orne les autres. »
Chabbat Chalom
Binyamin Afriat