SAMEDI 23 AVRIL 2022
SAMEDI 23 AVRIL 2022 - Shévii shel Pessa’h – שביעי של פסח - Quand la mer se referme…
Shévii shel Pessa’h – שביעי של פסח
Quand la mer se referme…
L’être humain est un être en recherche. Non juste de nourriture, qui est aussi le sort de l’animal. Pas seulement de notoriété et de reconnaissance, qui ne suffisent plus à celui qui réalise ce qu’il recèle. Bien-sûr de bonheur, qui est sa motivation la plus élémentaire. Mais le bonheur ne se borne pas à ce qui le fait animal – manger, se reposer, se reproduire – ni à ce qui lui accorde l’approbation bienveillante de ses pairs sur ce qu’il fait. Non, l’être humain est en quête de sens. Du moins lorsqu’il s’accorde le temps nécessaire pour faire une pause dans le tourbillon de la vie, ou alors lorsque les événements l’y obligent. Il vaut mieux d’ailleurs anticiper cette sorte de situation qui n’est pas toujours simple à vivre, et s’obliger à faire cette pause dans le temps. Et empêcher ainsi qu’il ne passe…
Cette recherche est d’autant plus urgente à propos de « l’être juif. » Déjà de par la singularité de son histoire qui n’est pas banale. (Et cet appel est latent.) Mais surtout parce que ces temps qui ponctuent le calendrier hébraïque et qui s’invitent dans sa vie sont forcément des interpellations récurrentes, quotidiennes presque. Chaque semaine, Chabbat arrive. A chaque printemps, c’est Pessa’h. Ces jours-ci, qui sont la clôture de ce temps qui nous a vus sortir d’Egypte – avec shévii shel Pessa’h, septième jour de la fête -, c’est une recherche plus spécifique, plus ciblée qui est sensée s’opérer. On ne peut pas se suffire de la simple lecture liturgique de la shira, de ce chant « Az yashir Moché » qui y est lu à la Torah et que nous récitons d’ailleurs tous les jours. La célébration de ce temps ne peut décemment pas accepter de ne contenir qu’un texte de plus à réciter, quand ce n’est pas juste un plat particulier à consommer. Nous voulons dépasser cet inévitable aspect qui n’est que la forme de ce temps pour tenter de nous approcher de son fond. Et pour cela, comme à chaque fois, il n’y a qu’une seule chose à faire : s’approcher du sujet à travers les mots qui le décrivent dans la Torah, et à l’aune de l’éclairage de l’exégèse traditionnelle.
Alors que Pharaon s’est rendu compte que les Hébreux sont partis « pour de bon », et qu’il s’est mis à leur poursuite, l’Ecriture décrit les faits ainsi : « Comme Pharaon approchait, les enfants d’Israel levèrent les yeux, et voici que l’Egyptien était à leur poursuite ; remplis d’effroi, les Israélites crièrent vers l’Eternel » (Exode 14 :10). L’inquiétude les fait donc crier et c’est bien « normal. » Toutefois, il est un autre état qui lui, ne semble pas « normal. » Au moment de la traversée, lorsque la mer s’est fendue devant eux, le verset dit : « Les enfants d’Israel entrèrent au milieu de la mer, dans son lit desséché, les eaux se dressant en muraille à leur droite et à leur gauche » (14 :22). Ce qui étonne ici, c’est que l’on n’entend pas le moindre cri d’extase, nul mot d’admiration ni clameur de joie. Comme s’il était « normal » que la mer se fendisse pour les enfants d’Israel. Et même si l’on pourrit rétorquer qu’ils se sont certainement émerveillés mais que c’est l’Ecriture qui a choisi de taire leur ébahissement, la question demeure et se déporte sur l’Ecriture. Pourquoi la Torah a-t-elle révélé les cris d’effroi et n’a-t-elle pas trouvé approprié de dire la clameur de joie ?
Le fait qu’après Israel ait chanté – la shira - n’est pas suffisant. Puisque, rappelons-le, c’est « Moise qui alors chanta » (15 :1), entrainant les enfants d’Israel dans son sillage. Mais surtout, la traversée qui elle reste silencieuse dans le texte, interroge. Est-ce donc si « normal » cette ouverture de la mer alors qu’elle est leur seule « issue ? »
En réalité, ce qui a conduit cette réflexion, c’est un commentaire. Celui qu’a fait Ib’n Ezra sur le verset « L’Eternel combattra pour vous ; et vous, vous vous tairez » (14 :14). Il est d’abord annoncé que l’on n’aura pas à crier dans le combat puisque D_ieu combattra pour nous. Mais sur les mots « et vous, vous vous tairez », Ib’n Ezra commente : - ce silence – contrairement à « et les Israélites crièrent. » Il situe donc le silence comme étant au cœur du processus.
On pourrait se suffire de le comprendre comme un silence qui faire taire toute inquiétude, ce qui n’empêcherait pas que la traversée ait été bruyante et joyeuse. Mais, hormis le fait que la Torah n’en ait pas parlé, la suite des versets corrobore cette thèse. Il est dit en effet « Moïse étendit sa main sur la mer, et l’Eternel fit reculer la mer, toute la nuit par un vent d’est impétueux, et il mit la mer à sec, et les eaux furent divisées » 14 :24). Pourquoi a-t-il fallu qu’un « vent d’est impétueux » soufflasse toute la nuit ? Rachbam sur place explique que « D_ieu a agi selon la voie habituelle puisque le vent assèche et fige les fleuves. » Et bien que, rajoute Na’hmanide, « le vent ne peut fendre la mer en morceaux », D_ieu a agi ainsi pour permettre de penser à ceux qui le désirent, « que c’est le vent qui a mit la mer à sec. »
De cette étude il ressort que, aussi grandiose que la découpe de la mer eut été, le phénomène décrit dans le texte de la Torah (et non dans celui du Midrash qui lui est dithyrambique sur l’aspect miraculeux de l’événement) est enveloppé d’une dose sérieuse de rationalité. Ce qui pourrait expliquer la chose « normale » de la traversée et même l’apparent silence des enfants d’Israel qui simplement « entrèrent au milieu de la mer. »
L’intérêt de cette lecture, que nous admettons audacieuse, va dans le sens de ce que Na’hmanide écrit à la fin de la section Bo : « Et à travers les prodiges grandioses et réputés, l’Homme vient à reconnaitre les miracles cachés qui sont la base de toute la Torah. Car l’Homme ne peut prétendre prendre part à la Torah de Moïse s’il ne croit que toutes ses choses et tous ses faits sont tous miracles, ne trouvant pas appui sur la nature ou l’habitude du monde etc. » (Cf. 13 :16). Les miracles dits « cachés » sont ceux que l’on apparente à la nature. A savoir : à l’ordre dit « normal » des choses. La finalité est donc de voir D_ieu dans l’Ordinaire, non juste dans l’Extraordinaire. La raison en est simple : si D_ieu n’est perçu que dans le surnaturel, qu’est-ce qui peut bien engager l’Homme dans son chemin de vie « normal », celui dans lequel « ses choses et ses faits » sont régis par une Entité autonome qualifiée de Nature ?
Finalement, c’est D_ieu Lui-même qui « réduit le miracle » (expression empruntée encore à Na’hmanide, à propos de l’Arche de Noé sur Genèse 6 :19) en incorporant à chaque fois, peu ou prou, une dimension, sinon humaine, du moins humanisée. Et c’est cela qui surnage des flots fendus de la mer : la volonté de voir D_ieu après la traversée comme durant la traversée. Pas moins. Même si évidemment le véritable challenge, c’est lorsque la mer se referme, qu’il émerge. (Cf. Maïmonide Yessodé haTorah, 8ème chapitre).
C’est aussi cela l’écho actualisé de ce septième jour de Pessa’h. Car après avoir vécu les miracles que même les Egyptiens ont bien été obligés de reconnaitre comme étant « le doigt de D_ieu » (Exode 8 :15), lorsque les faits constituent le socle de l’Histoire, il faut tout de même réaliser l’impact du message divin au-delà de ce chant entonné qui raconte « deux cent cinquante plaies sur la mer » selon Rabbi Akiba, dans la Haggada. Car l’Histoire du peuple juif continue de s’écrire après que la mer se soit refermée. Et cette Histoire nous renvoie à nos propres responsabilités, celles où nous tenons la plume et en poursuivons l’écriture.
Hag saméa’h – Chabbat chalom
Binyamin Afriat