PARACHA DE LA SEMAINE
12 AVRIL 2023 - 7EME JOUR DE PESSAH - Na’hshon fils d’Aminadav ou la bravoure pondérée
Le septième jour de Pessa’h, c’est celui durant lequel nos ancêtres, au sortir de l’Exil d’Egypte, traversèrent la mer qui s’était ouverte devant eux. Quel est le sens de cet événement ? Et quel est son sens aujourd’hui ? Pourquoi la mer doit elle se couper ? Puisque, assurément les moyens pour D_ieu de sauver les hommes sont multiples, pourquoi ce sauvetage a-t-il inclus un déploiement prodigieux de cet ordre ?
Rav Moché Shapira explique que l’ouverture de la mer est à mettre en parallèle avec ce qui eut lieu au troisième jour de la Création. Alors que seuls les flots étaient visibles, D_ieu fit « se réunir toutes les eaux en un seul endroit afin qu’apparaisse la terre » (Genèse 1 :9). C’est ce qui arriva aux enfants d’Israel aussi qui s’avançaient vers la mer, lieu incompatible avec la vie des Hommes, devant qui pourtant, les eaux s’effacèrent. En rendant possible la vie des Hébreux dans un lieu hostile à la vie, il apparait aux enfants d’Israel, d’hier et donc d’aujourd’hui, que l’existence d’Israel n’appartient pas à l’ordre « normal » de la Nature.
Qu’il le veuille ou non, le juif est confronté à son histoire singulière, celle-là même qui le rend singulier. Cette lecture est à méditer et est à mettre en perspective avec les événements de l’actualité qui rappellent à « Israel-le peuple » ainsi qu’à « Israel-l’individu » que la solution de ses problèmes réside dans un espace et dans un temps qui leur sont spécifiques. Nier cette singularité, c’est nier le destin d’ « Israel-le peuple » et renier la place de l’ « individu-Israel » dans l’organigramme global. Même l’approche de la politique d’Israel ne peut être seulement politicienne. La mer qui a dû se fendre pour « créer » une terre pour Israel est la mère de cette idée.
Toutefois, cette idée comporte plusieurs écueils sérieux. D’une part la suffisance guette. Et ses ramifications doubles : pour Israel, celle de commettre l’amalgame entre singularité et supériorité ; pour les détracteurs d’Israel, celle qui lui récuse le droit « d’être soi-même » dans sa diversité et sa singularité. (Ces derniers ne se rendent pas compte que, ce faisant, ils scient sciemment la branche sur laquelle ils sont assis. En effet, au nom de quoi, sont-ils légitimes de juger de la singularité des autres sinon qu’ils se considèrent eux-mêmes singuliers ? Et s’ils ressentent (bien heureusement !) la spécificité qui les démarquent des autres, pourquoi ne pas reconnaitre aux autres ce qu’ils admettent pour eux ? Les antisémites, dans le fond, se détestent eux-mêmes en détestant ceux qui les « autorise » leur détestation : les juifs. Mais en réalité, il n’y a pas là matière à polémique dès lors qu’il est admis que chacun contribue au grand Tout de l’Histoire de ce qui lui est spécifique.) Le deuxième écueil, c’est celui de la paresse. Il suffirait d’attendre que d’en-Haut vienne le salut pour que les flots « se la coulent douce » avant de s’ouvrir. Nous serions alors comme en train d’attendre que se fasse l’Histoire pour y souscrire à postériori.
En réalité, ces erreurs ne se commettent que si l’on ne considère que cette partie de l’histoire, en omettant ce qui en a été le début. (C’est d’ailleurs la méthode qui est employée systématiquement chaque fois qu’une critique subjective a lieu : la critique ne tient que tant que, une part plus ou moins importante de l’image est floutée, voire totalement effacée.) Le Talmud (TB Sota 36b) enseigne qu’un homme a été à l’origine de l’ouverture de la mer. Alors que les tribus débattaient de savoir laquelle serait la première à affronter les flots – hésitation logique compte tenu des éléments connus : ils ne savaient pas que la mer allait se fendre -, un homme, Na’hshon fils d’Aminadav s’est jeté à la mer. Par cet acte de bravoure, au moment où il allait être submergé, il a provoqué l’ouverture de la mer.
Qu’est-ce que Na’hshon représente ? Evidemment, nous venons de le voir, il est l’incarnation du courage. On dit d’ailleurs de tous les pionniers qu’ils sont des Na’hshonim (pluriel de Na’hshon). Mais cet homme est aussi un homme qui a décidé d’agir. Malgré le danger qui réclamait la prudence, lorsque le moment lui a paru opportun, il a placé l’action au-dessus de la réflexion. Or la réflexion, lorsqu’elle ne s’entretient que dans un entre-soi, lorsqu’elle bâtit des citadelles de pensées autour d’elle-même, succombe au danger qui est inhérent à son émergence : elle s’attache à la pensée pure - pure en ce sens où elle concentre toute son énergie dans ce qu’elle est – et s’exonère de l’action qui devrait la compléter. Elle imagine que l’action lui retirerait une part de son essence. Pourtant, l’action permet de donner un sens à la pensée. Même dans sa dimension la moins matérielle, celle de la parole, la réflexion doit se traduire dans une dimension au minimum active : si l’on ne dit pas ce que l’on pense, la pensée n’est pas. (Cette idée précise aussi ne peut être perçue que parce qu’elle a été écrite et cet écrit destiné à être lu.)
Alors il a fallu agir, en faisant presque abstraction de la pensée. C’est le saut de Na’hshon qui, lorsqu’il eut lieu, fendit les eaux. Hachem d’ailleurs avait indiqué, à Moïse déjà, la marche à suivre :
« D_ieu dit à Moïse : ‘Pourquoi tu m’implores ? Parle aux enfants d’Israel et qu’ils avancent’ » (Exode 14 :15). Rachi relève des mots « Pourquoi tu m’implores ? » que Moïse était en train de prier. Ce sur quoi Hachem dit : Ce n’est pas le moment de s’étendre en prière alors qu’Israel se trouve en détresse.
Or cette remarque divine à Moïse surprend grandement : si ce n’est en état de détresse que l’on prie, quand priera-t-on ? N’est-ce pas dans la tragédie que la prière, dans sa dimension perceptible du moins, prend tout son sens ?
Nous voulons voir dans ce Rachi que parfois à certains moments et dans certaines situations, il faut moins prier qu’il ne faut agir : « Parle aux enfants d’Israel et qu’ils avancent. » C’est pourquoi tous doivent avancer. Mais si les enfants d’Israel ne sont pas tous des « Na’hshonim », lui est là et dévoile l’impulsion. Pourquoi Na’hshon plus que les autres ? De quel bois est-il fait pour avoir eu, en précurseur, la bravoure de sauter ?
Nous aimerions proposer une idée qui, dans sa mécanique, participe des rapprochements linguistiques dont est friand Rav Hirsch, tout en sachant que certaines libertés auront dû être prises pour ce faire. Le mot Na’hshon (נחשון) fait penser à un autre mot : Na’hshol (נחשול). Ces deux mots sont similaires non seulement dans leur orthographe et leur sonorité - seules les lettres finales étant différentes : Noun (ן) et Lamèd (ל) – mais un rapprochement thématique réside ici. Na’hshol en effet, c’est une grande vague, une lame de fond. De là le chemin menant à dire que Na’hshoN est l’homme qui a pu empêcher le Na’hshoL, cette grande lame « charriée » par la mer, de sévir, il n’y a qu’un pas.
D’où Na’hshoN a-t-il puisé la force de s’attaquer au Na’hshoL ? C’est que ces deux « serpents » – Na’hach (נחש), composant principal de ces deux mots : Noun, ‘Hèt, Shin - se trouvent face à face. Mais alors que le Na’hshoL rajoute à Na’hach (= serpent) son radical la lettre Lamed (ל) qui est la seule lettre de l’alphabet qui dépasse par le haut la place habituelle des lettres, Na’hshon lui, complète ce même radical par un Noun (ן) qui descend plus bas, sous la ligne d’écriture. Tous les deux avancent comme le serpent. Mais le Na’hshol est trop sûr de lui. Il est comme imbu de lui-même et de sa connaissance – Lamèd = Limoud = étude – et s’affranchit ainsi de sa place habituelle pour grandir et gonfler jusqu’à atteindre une hauteur à partir de laquelle il ne pourra que s’abattre sur tout ce qui se dressera devant lui.
Na’hshon avance lui aussi : il sait aussi agir en serpent et se faufiler. Mais il n’est pas juste serpent - Na’hash ; נחש - : il a complété sa serpentitude par un Noun, lettre qui habituellement représente la Néfila – la chute (נפילה) - mais que nous voulons voir ici comme la posture de l’être humble qui sait qu’il est faillible et susceptible de chuter. Cette connaissance l’empêche de se dresser comme un cobra, ce serpent hautain, sorte de Na’hshol du monde des serpents. Au contraire, à la fougue du serpent, il a adjoint la posture de l’humilité, celle qui lui permet d’éviter le piège de la suffisance et l’auto-conviction. Cette pondération de la connaissance qui le mène, à un moment donné, à cesser de penser dans l’entre-soi, c’est celle-là même qui le pousse à agir.
Alors, lorsque l’équilibre est atteint, Na’hshoN devient capable de frapper le Na’hshoL à la tête - cette tête qui sait et qui par conséquent se croit en droit de se dresser -, et de réussir ainsi à ouvrir, justement là, au milieu de cette vague orgueilleuse, un chemin jusque-là inexistant afin que puisse passer un peuple, lui aussi, jusque-là inexistant.
‘Hag saméa’h !
Binyamin AFRIAT